Dans le monde du jeu vidéo, le narrative design est un processus créatif qui consiste à concevoir et structurer une histoire interactive. Son rôle ? Structurer une histoire, construire un univers captivant et intégrer des mécaniques de jeu pour créer une expérience narrative immersive. Autrement dit, permettre aux joueurs de construire son histoire ou de croire qu’il le fait !
Origine
Employé en 1997 par Madison Bell dans son livre Narrative Design: Working with Imagination, Craft, and Form, le terme “Narrative Design” est apparu dans l’univers du jeux vidéo en 2006, lorsque Stephen E. Dinehart IV, travaillant chez THQ Nordic, a créé un poste pour structurer la narration d’un jeu. Cinq ans plus tard, Monolith poste une annonce avec ce même titre, et en 2013, c’est Microsoft qui entérine le terme.
Le narrative designer : maillon essentiel ?
Toutes les fiches de présentation du poste de Narrative Designer insiste sur ces missions :
- Rendre une histoire interactive. Contrairement à un film ou un livre, un jeu permet au joueur de participer activement au récit.
- Créer une immersion totale. Une narration bien conçue plonge le joueur dans un univers crédible et engageant.
- Donner du sens aux actions. Les décisions du joueur ont un impact narratif, renforçant son implication.
« Je débute généralement sur un jeu par beaucoup de documentation. Je vais commencer à écrire sans trop me structurer », explique Anthony. Le travail de narrative designer débute par une phase de documentation approfondie. C’est au fil du processus qu’il va définir plus précisément la direction à prendre pour l’écriture du projet. […] À la différence du cinéma ou de la BD, le scénario d’un jeu vidéo s’écrit pendant le développement. Le travail est itératif, à savoir qu’il est nécessaire de revenir plusieurs fois sur l’écriture. Le début, la fin et les dialogues peuvent changer à tout moment. « On passe énormément de temps à sans arrêt réécrire », précise-t-il.
Le narrative Designer est impliqué dès le début de la création d’un jeu. Son rôle est transversal : il collabore avec les équipes de game design, d’art, de musique et de programmation pour que chaque élément soutienne la narration.
Pour permettre à toute l’équipe d’être tenu aux courants des éléments narratifs, le narrative designer complète une “Bible narrative”. Il s’agit d’un document qui répertorie, aussi précisément que possible : les piliers narratifs, les thématiques et thèmes abordés, le wiki de l’univers, les personnages, le ton du jeu.
Trois types de narration
La place du narrative designer dans le processus de création va dépendre du type de jeu qui va être développé. En effet, tous les jeux vidéo ne développent pas leur univers de la même manière. Certains les développent beaucoup, c’est le cas des jeux d’aventure, d’autres au contraire ne le développe qu’à minima (les jeux de sports). Les narratologues, spécialistes en étude de la narration et des récits, qui se sont intéressés aux jeux vidéo ont classés les jeux en quatre catégories :
Ces jeux laissent la trame scénaristique au second plan pour s’intéresser à d’autres éléments du jeu comme le gameplay. Dans ces jeux la narration sert souvent de contexte aux actions du joueur. Dans Mario Kart, ce qui compte c’est de gagner la course et non de construire un récit. Malgré tout, le jeu utilise de nombreux éléments visuels pour immerger le joueur dans l’univers de Mario.
- fermé : Dans cette configuration, la narration est linéaire. Le joueur suit un chemin bien défini. Le jeu lui raconte une histoire en avançant étape par étape, sans vraiment s’écarter de ce qui est prévu. On se laisse porter, un peu comme dans un film interactif. Le joueur doit atteindre des points précis, même si le jeu lui laisse un peu de liberté sur la manière d’y arriver (choix d’un chemin, d’équipements particulier, etc…). Un bon exemple, c’est Uncharted : on grimpe, on explore, on affronte des ennemis, mais tout est pensé pour qu’on vive l’aventure dans un ordre précis.
- ouvert : Dans ce type de jeu, la narration est non linéaire, que l’on retrouve dans les mondes ouverts (Zelda, The Witcher ou les MMORPG), les joueurs ont beaucoup plus de liberté. Il peut décider de l’ordre dans lequel il fait les choses, ou même passer à côté de certaines parties de l’histoire. Le jeu reste structuré, avec un arc narratif principal, mais on a le choix d’explorer et de vivre l’aventure à son rythme. Dans The Witcher 3, par exemple, on peux choisir de faire des quêtes secondaires avant d’aller voir ce que veut le roi, ou découvrir des histoires en parlant à des personnages que d’autres joueurs auront peut-être ignorés.
Dans les jeux appartenant à cette catégorie, c’est la liberté totale. L’histoire, ce n’est pas le jeu qui la raconte directement, c’est le joueur qui la crée en jouant et en interagissant avec ses systèmes. Ce genre de narration laisse place à une multitude d’histoires uniques, parce que chaque joueur joue différemment. Dans Crusader Kings III, célèbre jeu de stratégie historique, ce sont les choix politiques ou familiaux que fait le joueur (ou l’IA en réaction) qui peuvent totalement changer la dynamique du royaume.
Les différents moyens narratifs
Le narrative designer a plusieurs outils à sa disposition pour faire passer des informations sur l’univers et l’histoire du jeu. Sarah Beaulieu les appelle des moyens narratifs. Elle propose la liste suivante, à laquelle nous avons ajouté des exemples pour illustrer :
Cinématiques
Les cinématiques sont des séquences non jouables qui racontent des moments-clés de l’histoire. Inspirées du cinéma, elles permettent d’introduire ou de conclure des chapitres, de développer les personnages ou de mettre en scène des événements majeurs avec un contrôle total sur la mise en scène et le rythme. Mises bout à bout, elle peuvent devenir un véritable film.
Interfaces
Les menus, cartes et autres éléments d’interface servent à transmettre des informations narratives. Une interface bien conçue peut intégrer des éléments du lore ou orienter le joueur tout en respectant l’univers du jeu.
Audio
Les sons, musiques et voix participent à l’ambiance et véhiculent des émotions ou des indices narratifs. Par exemple, une musique oppressante peut annoncer un danger imminent.
Texte
Le texte peut apparaître dans des journaux, lettres, écrans d’information ou descriptions d’objets. Il permet d’étoffer l’univers ou de fournir des indices.
Environnement
La narration environnementale consiste à raconter une histoire à travers les décors, les objets et l’agencement des lieux. Un environnement bien conçu peut évoquer des événements passés ou révéler des éléments subtils de l’intrigue.
Système de dialogue (Narrative System Designer)
Ce système permet de structurer les choix et interactions du joueur avec les PNJ (personnages non jouables). Les options proposées influencent souvent l’histoire ou les relations.
Caméra
Les visuels, comme les designs des personnages, les couleurs ou l’architecture, transmettent des informations sur l’univers et l’ambiance du jeu. Chaque détail visuel peut enrichir la narration.
Cette liste montre aussi que les narrative designer doivent connaître des éléments propres à d’autres départements de la création mais aussi discuter avec les autres parties prenantes de la production de jeux vidéo.
Les joueurs au centre de la narration
La narration d’un jeu vidéo n’est pas seulement ce qui est montré ou raconté, mais aussi ce que le joueur en comprend, interprète et construit. Dominic Arsenault, professeur à l’Université de Montréal a défini trois composantes de la narrativisation par les joueurs :
Diégétisation
Cette étape correspond au moment où le joueur découvre et intègre les bases de l’univers fictif du jeu. Cela passe par l’identification des éléments visuels, sonores, mécaniques ou textuels qui signalent ce qui existe dans le monde du jeu et comment il fonctionne
Narrativisation
Une fois que l’univers est compris, le joueur commence à assembler les éléments (les moyens narratifs) qu’il rencontre pour en tirer du sens. C’est ici que naît la narrativisation, où le joueur établit des liens entre des actions, des événements ou des objets pour construire des microrécits.
Narration
La dernière étape, celle de la narration proprement dite, consiste pour le joueur à replacer ces microrécits dans une structure plus large, celle du jeu dans son ensemble. C’est là qu’intervient une vision globale : comment chaque élément, chaque événement, chaque cinématique ou séquence gameplay contribue à l’histoire finale.
La dispersion des moyens narratifs
La dispersion des moyens narratifs, comme l’évoque Sarah Beaulieu, est une approche essentielle en game design et en narrative design. Elle repose sur l’idée que l’histoire d’un jeu n’est pas racontée d’un bloc, mais se découvre progressivement, à travers différents supports et moments d’interaction (moyens narratifs). Les créateurs doivent réfléchir à la manière de construire et d’organiser ces éléments pour qu’ils soient accessibles et enrichissants :
- Quel moyens narratifs choisir ?
- Où le placer dans l’espace ? (sur le chemin principal ? cachée dans une zone secondaire ?)
- Ai-je les moyens (financier et humains) de fabriquer ces moyens narratifs ?
Dans les narrations linéaires
Les créateurs doivent agencer les moyens narratifs de manière à ce que les joueurs découvrent des morceaux de l’histoire dans un ordre précis.
Par exemple dans le jeu Half Life 2, dès les premières minutes le joueur est confronté à plusieurs moyens narratifs qui indiquent une oppression sur une humanité privée de ses droits.
Narrativisation
Le joueur s’engage dans une exploration active. Quand on joue dans des mondes ouverts avec une liberté de déplacements fortes, l’un des plaisirs vient du fait de mettre les pièces du puzzle en place pour comprendre un univers, une intrigue ou des personnages (narrativisation).
Exemple : Sarah Beaulieu développe deux exemples de dispersions dans cette vidéo à partir de 44:13
Raconter vs évoquer
Ces deux approches de la narration ne s’opposent pas, mais se complètent, et elles sont toutes les deux utilisées dans les jeux vidéo pour transmettre des informations. Les distinguer peut aussi aider à réfléchir à la manière dont on organise nos enseignements.
Raconter, c’est fournir au joueur (ou à l’élève, si l’on transpose) les informations indispensables pour qu’il puisse avancer ou comprendre ce qu’il vit. Dans un jeu vidéo, cela passe souvent par des dialogues, des cinématiques, ou des quêtes principales qui imposent des jalons clairs.
À l’inverse, évoquer, c’est semer des indices ou des éléments secondaires qui enrichissent l’univers, sans les rendre obligatoires pour la progression. Ce sont des détails que le joueur peut choisir d’ignorer, mais qui, s’ils sont remarqués, approfondissent son immersion et son interprétation.
Pour aller plus loin
Des interviews/interventions de Narrative Designer
- TALK #24 LA NARRATION DANS LES JEUX VIDÉO w/ Benjamin Diebling, les frères Le Breton
- Intégrer la narration dans son jeu : une boîte à outils (Sarah Beaulieu) // IGC#12
- Julien Foussereau, « Carrie Patel, narrative designer de “The Outer Worlds” : celle par qui toutes les histoires arrivent« , Télérama, 2019.
- Amandine Carpentier, La place de la littérature dans l’univers numérique (Entretien), 2019
Les fiches métiers
- Présentation du métier de Narrative Designer – Ynov Campus
- Les métiers du jeu vidéo en 2023 : Narrative designer – AFJV
Des études scientifiques
- Fanny Barnabé, Narration et jeu vidéo, Presses Universitaires de Liège, 2018.










