Ukraine : Des jeunes en guerre

Lors de son séjour dans une Ukraine meurtrie par une guerre qui s’éternise, Mannek Touchet, ancien élève d’HGGSP du lycée Simone Weil, est parti à la rencontre des jeunes de son âge. Il nous livre dans ce reportage le récit de son voyage et de ses rencontres.

Ils ont à peu près votre âge. Sans doute vous ressemblent-ils : certains étudient, d’autres travaillent. Pourtant, leur quotidien est bien loin du vôtre, depuis le 24 février 2022, et le début de l’offensive Russe visant à envahir le territoire Ukrainien. 

Pour comprendre ces événements, il faut avoir conscience du passif historique : En effet les revendications de la Russie sur l’Ukraine sont très anciennes, et l’indépendance de cette dernière à la chute de l’URSS fût très mal vécue par les Russes. Ainsi, la Russie Poutinienne a pour ambition de récupérer sur l’Ukraine un contrôle estimé comme évident et légitime, en accord avec sa doctrine impérialiste. De plus, le développement de l’OTAN à l’Est, et la proximité croissante de l’Ukraine vis- à-vis du « nouveau » bloc occidental sont perçus comme une véritable menace. Cela donne lieu en 2014 à l’annexion de la Crimée, et au soutien de Moscou envers les séparatistes pro-russes du Donbass. La Russie de Poutine nie la culture, la langue et l’identité Ukrainienne, poursuivant une politique de russification de nombreuses régions. C’est craignant une probable adhésion de l’Ukraine à l’OTAN qu’elle lance son offensive militaire en 2022, prétextant à une nécessité de « dénazification » du pays, reconnue comme parfaitement injustifiée. Ainsi, ce qui devait être une blitzkrieg s’enlise en une guerre meurtrière qui dure depuis maintenant plus de trois ans. C’est dans ce contexte que j’ai pu me rendre en Ukraine. Bien que les événements décrits datent de Janvier 2025, la situation que je décris plus bas est toujours d’actualité à l’heure où ce reportage est publié. 

Ce n’est pas si difficile d’entrer en Ukraine. À la frontière Polonaise, un militaire collecte tous les passeports, les examine, les rend, puis la barrière se lève. 

Après quelques heures, nous voilà à Lviv. Son centre historique, d’inspiration Autrichienne, se confond avec celui de nombreuses grandes villes d’Europe. Les habitants font leur vie de boutique en boutique, de rue en rue. Cependant, des détails particuliers nous rappellent la situation du pays. Autour du grand Opéra classé au patrimoine en péril de l’UNESCO, les statues sont empaquetées dans des cages en métal, censées les protéger en cas de bombardement. Même si loin du front, des militaires armés et en uniforme circulent dans le centre-ville. Peut-être sont-ils en permission, ou en mission d’arrière-garde. À l’arrêt de tramway, les banales publicités côtoient des affiches de propagande pour le moins troublantes : Pas la moindre trace de sang, ni même de boue, sur l’équipement rutilant d’un soldat à forte carrure et au regard déterminé. Hors contexte, on croirait presque voir l’affiche du prochain Call Of Duty. Et pour cause, ces invitations à la guerre qui fleurissent sur tous les murs s’adressent aux jeunes hommes qui, pour certains, on soufflé leur dix- huitième bougie au cours de la troisième année du conflit. 

Plus tard, sur les couchettes d’un train semblant venir d’une autre époque, un groupe d’adolescents au crâne rasé jouent innocemment aux cartes. Pourtant, leur paquetage ne laisse pas de doute : ils se dirigent vers l’Est, et les combats.

Les jeunes adultes sont loin d’être épargnés par la guerre. Comment se projeter dans l’avenir quand le sort du pays tout entier est si incertain, et quand tout peut s’éteindre d’un instant à l’autre ? Comment vit-on au quotidien dans un pays frappé par la guerre ? 

Nous avons posé ces questions à Katya, étudiante vivant à Lutsk. 

-Comment avez vous appris que la guerre avait commencé ? 

-« Je me souviens que c’est ma mère qui m’a réveillée en l’annonçant. Elle m’a dit de rassembler des affaires en cas d’urgence, et j’ai mis mes cours dans un sac à dos, car c’était bientôt le bac. Mais elle m’a dit « Quel bac ? C’est la guerre ! ». Au final, nous n’avons pas fui le pays, car mon frère n’avait pas le droit de partir. »

– Comment la guerre influe-t-elle sur votre quotidien ?

– « Il y a beaucoup de gênes directes : le couvre-feu, les coupures d’électricité, mais le pire, c’est la peur. Pour moi, mais surtout pour mes proches. Je ne sais pas quand je vais recevoir des nouvelles terribles. » 

Pourtant, Katya a la chance relative de vivre à l’Ouest, bien loin de la zone de danger majeur. Ce n’est pas le cas de Tymofii, âgé de dix-sept ans, et vivant à Odessa.

– A quoi ressemble la journée moyenne lorsqu’on a dix-sept ans dans l’une des villes les plus menacées par les attaques Russes ?

– « Justement, il n’y a pas de journée moyenne. Quand on a de la chance, il n’y a pas de bombardements. Mais malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. La plupart du temps, les bombes tombent la nuit. De façon à maximiser les dégâts. Lorsqu’il y a une alerte, on se réfugie au plus vite dans des abris, ou à des points de rassemblements, comme des parkings. Parfois, c’est seulement un survol d’avions Russes, mais parfois les bombes pleuvent. En tant que lycéen, c’est terrible. Non seulement pour le traumatisme, mais aussi pour le quotidien paralysé. Les jeunes, parfois même les enfants, doivent endosser une responsabilité bien trop lourde pour leurs épaules. Aider les parents, continuer à faire fonctionner les choses, et ce avec toujours cette même peur aux ventres. Sans parler des coupures d’électricité, d’eau de gaz qui peuvent durer des semaines et nous laisser sans chauffage en plein hiver. Même les fausses alertes nous volent nos nuits de sommeil, chamboulent nos plans, c’est impossible d’étudier correctement. On se sent dépossédés de tout, même de nos plus petits choix. »

– C’est difficile de se projeter dans le futur ? 

-« Impossible, même. Chaque fois que l’alarme sonne, on se demande si cette fois on passera la nuit. Ça paraît absurde de faire ses devoir, réfléchir à son avenir, alors qu’on a cette épée de Damoclès au dessus de la tête. Chez moi on dit que les Russes sont comme des singes avec des grenades, complètement imprévisible. Les missiles balistiques peuvent nous atteindre en quelques minutes à peine, alors on attend sans cesse la prochaine frappe. On ne vit plus, on survit. » 

-As-tu déjà eu peur pour ta vie ? 

– « Bien sûr. Quand la guerre s’est déclenchée, je n’étais qu’un enfant qui n’avait aucune idée de la politique, ni de ce qui se passait vraiment. Je voyais juste à la télévision que les Russes étaient tellement plus nombreux, qu’avec leur guerre éclair les avait fait prendre telle ville, qu’ils avançaient vers telle autre, et que nous allions être les prochains. À ce moment là, j’ai cru que c’était la fin. C’est un sentiment indescriptible. » 

-As-tu assisté à des scènes de guerre ? 

-« Oui, les bombardements avant tout. Parce que les Russes ne frappent pas seulement les infrastructures militaires. Ils visent volontairement les hôpitaux, les installations électriques, les lieux civils, culturels. Ils ont pour volonté d’annihiler la culture, l’espoir. L’église où j’ai été baptisé, par exemple, a été détruite. » 

-Penses tu que les Ukrainiens ont su se souder dans cette épreuve ? 

-« Absolument. On est tous dans le même bateau. Hélas, il y a bien des gens pour dire que ceux de l’Ouest ont la belle vie, en oubliant que leurs hommes vont mourir au front comme tous les autres. Mais c’est une petite minorité, et en dehors de ça, j’ai le sentiment que tout le pays se serre les coudes. 

Il y a beaucoup de bénévoles, et plus généralement une grande entraide. De toute façon nous ne pourrions pas nous en sortir sans ça. Les ukrainiens sont soudés autour du désir de liberté et d’indépendance. » 

Face à cette situation critique, nombreux sont ceux, et surtout celles, qui ont tout quitté pour se réfugier ailleurs en Europe, en France notamment. C’est le cas de Karina elle aussi originaire d’Odessa, surveillante en lycée au Puy en Velay. 

– Quel est votre souvenir des premiers jours de la guerre ? 

« Vers cinq heures du matin, on a commencé à entendre les bombes. On savait très bien ce qui se passait : la veille, on voyait des militaires s’affairer, et les gens retiraient leur argent. On avait même fait des sacs à dos d’urgence, mais quand on regardait la télévision, on était entre horreur et déni. Pendant deux semaines, j’ai même essayé de continuer ma vie normale. » 

-Comment s’est passé votre départ ? 

« D’abord, on ne savait pas où aller. On avait de la famille en Allemagne, mais ils ne pouvaient pas nous accueillir. Mais j’avais aussi une amie qui avait des contacts en France, au Bouchet Saint Nicolas, et qui m’a proposé de partir avec elle. Alors nous sommes passées en Moldavie, puis en Roumanie par bus. Tout était géré par des bénévoles moldaves et roumains, c’était vraiment formidable. Malheureusement, mon frère et mon père n’avaient eux pas le droit de quitter le pays. Arrivés à Bucarest, nous avons pris l’avion pour Lyon, puis le train qui à ce moment avait été rendu gratuit pour les Ukrainiens. » 

ça a été difficile d’arriver en France et de s’adapter à ce nouveau pays ? 

« Au début, il y avait l’enthousiasme de découvrir un nouveau pays, mais bien sûr ça ne fait pas tout. La France a vraiment été très accueillante durant les premiers mois, mais ils ont aussi été très durs car sans savoir parler français, on est isolé. Heureusement il y avait d’autres Ukrainiens avec qui communiquer. Ça a pris beaucoup de temps de s’intégrer parmi les Français, à cause de la barrière de la langue mais aussi de la xénophobie parfois. C’est petit à petit, avec mon travail comme surveillante, que les choses ont commencé à s’améliorer. Mais en parallèle, j’ai ressenti que la préoccupation des gens envers l’Ukraine baissait. C’est tout à fait normal : on ne peut pas rester bloqué sur la guerre quand les actualités internationales s’enchaînent, et il faut aussi savoir protéger sa santé mentale des horreurs qui se produisent dans le monde. » 

-Regrettez-vous d’être partie ? 

« À titre personnel, non. Après trois ans, j’ai ma nouvelle vie ici, et la France m’a aussi donné des opportunités. Mais il ne faut pas faire de mon cas une généralité, il y a de nombreuses situations différentes. » 

-Quelle est la situation aujourd’hui à Odessa ? 

« C’est comme des vagues. Il y a des périodes calmes, et puis c’est à nouveau la chaos. Il y encore beaucoup d’attaques et de morts, d’autant plus que c’est un port stratégique. J’ai vraiment peur de revoir l’état de la ville. Ma famille est indemne physiquement, mais ils vivent des choses très dures, et surtout, je sais que le danger pèse sur eux à chaque instant. » 

-Quel est votre point de vue sur les prises de positions américaines depuis Trump ?

« Tout empire. Trump est une catastrophe pour l’Ukraine. Je me sens souillée de voir qu’il fait du buisness avec les vies de mon peuple comme s’il jouait au Monopoly. » 

Ces parcours ne sont qu’une poignée parmi ceux des 4,5 millions d’Ukrainiens âgés de quinze à vingt-six ans dont le destin a été bousculé. Ces victimes de la guerre Russo-Ukrainienne ont sans doute bien plus en commun avec nous jeunes français que nous pourrions le penser, à commencer par une vie devant eux. Aussi il est aujourd’hui primordial d’agir pour leur assurer un présent décent et un avenir meilleur. 

Reportage et photographies Mannek Touchet (Tous droits réservés)