L’avortement aux États-Unis : Une frontière plurielle

L

es frontières sont présentes à différents niveaux. Elles peuvent être naturelles, administratives ou encore insolites. L’objet d’étude qu’elle représente est complexe, notamment lorsque, dans certains pays, elles peuvent s’avérer floues. C’est ce que l’on retrouve aux États-Unis, par exemple, le pays des hommes libres… mais pas forcément des femmes libres.

En effet, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est un droit fondamental. Alors que certains pays le considèrent comme tel et l’intègrent dans la Constitution, d’autres l’interdisent partiellement, voire totalement. L’annulation de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême en 2022 constitue un tournant majeur dans la vie des femmes américaines. Dans un contexte où les frontières des différents États ne se résument pas à de simples lignes géographiques neutres, elles deviennent des barrières réelles, limitant l’accès à une IVG sûre et légale pour des milliers de femmes. Des frontières multiscalaires qui dépeignent une réelle rupture à l’échelle nationale de la première puissance mondiale. Ces inégalités géographiques relevant de l’accès à l’IVG soulèvent des questions sur la liberté et les droits fondamentaux des femmes. Face à ces profondes ruptures territoriales, sociales, juridiques, politiques et économiques, une question se pose :

Dans quelle mesure les frontières des États deviennent -elles des obstacles à l’exercice du droit à l’avortement ?

montage réalisé a partir des photos: https://fr.pngtree.com/freepng/clinic-clipart-hospital-and-medicine-square-house-vector-illustration-cartoon_11077658.html
et https://fr.pngtree.com/freepng/clinic-clipart-hospital-and-medicine-square-house-vector-illustration-cartoon_11077658.html
 
rouge = pays où l’IVG est interdit bleu = pays où l’IVG est autorisé

Face aux interdictions mises en vigueur par différents États, d’autres décident, à contrario, de garder ce droit fondamental et d’en déployer les moyens. Ces États deviennent de véritables points stratégiques. Nous pouvons prendre l’exemple de l’Illinois. Comme on peut le voir sur la carte ci-contre, cet État se retrouve encerclé d’autres dans lesquels l’avortement est illégal. L’Illinois est donc vite devenu un refuge pour les milliers de femmes des États voisins.

Comme nous le dit le géographe et spécialiste des frontières Michel Foucher lors d’une conférence organisée par Diploweb le 5 octobre 2016 :

« Un monde sans frontières, c’est véritablement un cauchemar (…) c’est un monde où il n’y aurait plus de refuge ».

En effet, les frontières administratives qui encadrent l’Illinois permettent à des milliers de femmes de trouver un réel refuge. À l’échelle locale, la ville de Carbondale joue un rôle stratégique et devient un pôle d’attraction médicale. La ville se change peu à peu en symbole de la lutte pour l’avortement, construisant trois cliniques qui pratiquent l’avortement depuis l’interdiction de 2022. Ces cliniques deviennent rapidement des lieux au centre des tensions. Stigmatisées par certains, défendues par d’autres, elles reflètent les fractures idéologiques et administratives du pays. C’est en cela que l’on retrouve ce terme important de frontières multiscalaires : une frontière idéologique entre les pro-IVG et les anti-IVG, et administrative entre les États qui permettent l’accès à l’avortement et ceux qui l’interdisent. Face à ces obstacles, certaines femmes prennent le risque de recourir à des avortements clandestins, parfois dangereux. Pour limiter cela, les États pro-IVG, comme l’Illinois, renforcent l’accès légal en construisant de nouvelles cliniques.

À Granite City, à quelques kilomètres de Carbondale, toujours dans l’Illinois, c’est la Hope Clinic for Women qui est la clinique la plus importante. Tout comme Carbondale, Granite City se trouve à la frontière du Missouri, ce qui pousse les femmes de cet État à venir se faire avorter dans l’Illinois. La Hope Clinic for Women reçoit plus de 55 % des femmes venant du Missouri. Le nombre de rendez-vous explose, et les délais d’attente s’allongent, créant une nouvelle inégalité : le temps. Tous ces déplacements dépeignent de véritables logiques migratoires relevant d’un phénomène médical. Des déplacements coûteux et qui peuvent s’avérer dangereux…

https://hopeclinic.com/

Pour les plus curieux /curieuses, le site officiel de la clinique

Dangereux, c’est ce que devient ce droit qui relève du choix des femmes à disposer de leur corps. Les femmes vivant dans les États où l’avortement est illégal doivent faire face à de multiples frontières internes, pour se faire avorter dans de bonnes conditions, avec moins de risques pour leur propre santé. Le déplacement en devient obligatoire, renforçant ce phénomène de « tourisme médical » autour des logiques migratoires. Selon certains partisans des anti-IVG, ces déplacements, qui étaient le seul moyen d’accès aux femmes, doivent être interdits, voire condamnables. Nous retrouvons cela au Texas notamment, l’un des États les plus conservateurs et certainement le plus fidèle au président actuel de la première puissance mondiale, Donald Trump.

Photo de mark lee dickson extraite de l’article Religious Extremists Urge the City of Hobbs to Pass Anti-Abortion Ordinance publié le 25 octobre 2022 dans le journal le country tribune
https://www.leacountytribune.com/2022/10/25/hobbs-abortion-ordinance/

Mark Lee Dickson, pasteur évangélique, adhère sans aucun doute à cette idéologie. Il a notamment initié le mouvement « Sanctuary Cities for the Unborn », villes sanctuaires pour les enfants à naître, en français. Les villes faisant partie de ce mouvement se situent plus principalement dans l’est du Texas, plus conservateur. À l’échelle locale, plus précisément à Amarillo, au Texas, le pasteur souhaitait interdire l’accès à certaines routes pour les femmes en période de grossesse.

bleu = pays où l’IVG est autorisé rouge = pays où l’IVG est interdit

Son projet revenait donc à interdire l’accès à l’autoroute 40, l’axe majeur reliant le Texas à des États où l’avortement est légal, comme le Nouveau-Mexique, le Colorado ou encore le Kansas. Ici, la frontière qui se dessine n’est plus une ligne droite séparant deux pays ou États.

Celle-ci devient floue, s’étalant autant dans un État que dans les autres. Ce qui n’était qu’une frontière symbolique, un simple axe de circulation, a pour projet de devenir une frontière réelle, matérialisée. Elle représente un véritable danger pour l’accès à l’avortement.

Ce projet représente une réelle frontière coupure autant à l’échelle locale que fédérale, car cet axe routier est stratégique. Une frontière rupture ayant des répercussions néfastes à l’échelle nationale, fragmentant d’autant plus l’unité du pays. Une ordonnance a été lancée. Bien que rejeté par les habitants de la ville, ce projet reste dans les esprits. Les frontières ne sont pas qu’entre nations. Elles peuvent exister dans un seul et même État, créant ainsi des frontières internes. Celles-ci favorisent, par la suite, des inégalités de droits variant selon le lieu. Cela révèle que le droit des femmes à disposer de leur corps relève plus du lieu dans lequel elles habitent que de la loi en elle-même.


La frontière de l’avortement aux États-Unis est multiscalaire et plurielle, créant, ainsi, des obstacles : elle se trace à différentes échelles et dans différents contextes. Les femmes vivant dans un État anti-IVG souhaitant se faire avorter, doivent se déplacer pour y accéder. Cette logique migratoire résulte d’une frontière à la fois administrative et idéologique. D’un côté, les États anti-IVG, de l’autre, ceux qui autorisent l’avortement. Cette frontière administrative est donc, à l’origine, issue d’une frontière politique, séparant les conservateurs (anti-IVG) des démocrates (pro-IVG). C’est en cela que la frontière de l’avortement aux USA est complexe : elle n’est pas seulement une ligne entre deux États.

Autour d’une frontière en naissent bien d’autres. Cette frontière se dessine également à l’échelle financière. Il faut, tout d’abord, prendre en compte le coût du déplacement, puis ajouter à cela le prix de l’avortement. En voici quelques exemples :

https://umvie.com/prix-de-lavortement-aux-etats-unis-quelles-sont-les-implications-financieres/?utm_

Umvie.com

Ces prix onéreux exposent une certaine inaccessibilité aux soins. La santé des femmes dépend alors de leur compte en banque… La frontière de l’argent est, bien sûr, profondément sociale. Les femmes les plus riches pourront se faire avorter dans un autre État ou pays. De leur côté, les femmes les plus pauvres seront peut-être contraintes de recourir à un avortement illégal, dans des conditions désastreuses et au péril de leur santé. Dans le cas contraire, elles seront forcées de garder un enfant qu’elles ne désirent pas, niant, ainsi, leur droit fondamental à disposer de leur corps.

La dernière frontière que nous pouvons citer est celle du légal et de l’illégal. Toutes ces frontières sont liées, elles découlent les unes des autres. La frontière entre légal et illégal émane directement de celle de l’argent et de la classe sociale. Les femmes qui peuvent payer leur avortement seront dans la légalité, mais ce ne sera pas le cas des plus pauvres, comme nous l’avons vu plus tôt. Toutes ces frontières, à différentes échelles, se mélangent. Ensemble, elles forment la frontière de l’avortement, une frontière d’obstacles multiscalaire.

Dr. Alan Braid Publier le 9 Décembre, 2022 dans le journal Rolling stone dans l’article The Top Target of Texas’ Abortion Bounty Law Isn’t Backing Down  par  Tessa Stuart

Certains médecins prennent le risque de franchir cette frontière de l’illégalité pour permettre à des femmes d’avoir un avortement convenable. C’est notamment le cas d’Alan Braid, un médecin spécialisé dans l’avortement. Depuis 2022, il a décidé de se déplacer dans les États anti-IVG pour pratiquer des avortements. Cela permet à certaines patientes d’y accéder à moindre coût. Il s’illustre alors comme un véritable hors-la-loi, mais au nom de ses valeurs morales et pour aider les femmes. Ses déplacements s’inscrivent aussi dans les logiques migratoires évoquées précédemment. Seulement ici, le processus est inversé : c’est le médecin qui vient jusqu’aux patientes.

Alors que la pratique illégale de l’IVG est passible de 10 ans de prison, Alan Braid ira jusqu’à publier une tribune dans le Washington Post pour se dénoncer lui-même. Par ce geste, il souhaite aller en justice et remettre en cause la légitimité de l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade et de la mise en vigueur des lois interdisant l’IVG. Le médecin est perçu comme un criminel, pour avoir aidé des femmes à avorter dans des États où ce droit fondamental aurait dû rester légal. Toutes les frontières ne sont pas justes, et certaines méritent d’être franchies. Alan Braid en est l’incarnation.


Face à ces difficultés et injustices, une véritable solidarité s’organise pour défendre ce droit fondamental et le rendre accessible, peu importe la classe sociale. Dans ce contexte, de multiples associations s’organisent, notamment pour soutenir financièrement l’accès à l’avortement. À une échelle nationale, elles permettent de couvrir les frais de déplacement, qu’il s’agisse de l’avion, du car ou de la voiture. Elles prennent aussi en charge les dépenses additionnelles comme l’hébergement, la nourriture, ou encore la garde des enfants restés à la maison.

Fund Texas soutient financièrement les femmes pour répondre à leurs besoins. On peut même dire que cette association les aide à franchir la frontière de l’IVG, le plus souvent infranchissables pour les plus pauvres. Ces associations servent les logiques migratoires pour permettre à toutes d’exercer leur droit fondamental. Elles fonctionnent grâce aux dons et aux levées de fonds.

Ci-dessous le nombre de femmes, croissant, aidées pour leur IVG par Fund Texas à travers les années 2022, 2023, 2024 :

https://fundtexaschoice.org/

Chiffres tirés du site Fund Texas

En seulement deux ans, le nombre de patientes aidées a presque triplé. Cette augmentation s’accompagne aussi d’une hausse du prix moyen d’un déplacement pour se faire avorter, passant de 670 $ en 2022 à 1 302 $ en 2024, toujours selon cette même association. Là aussi, le prix a presque doublé. C’est pourquoi ces associations redoublent d’efforts pour permettre à plus de femmes d’avoir le choix.

Photo de Ben : un pilote bénévole pour l’ivg  extraite d’une vidéo youtube de la chaine the Guardian intitulé Abortion pilots: flying patients over US state lines to access healthcare et publié dans le madame figaro le 14 juin 2023 dans l’article Aux États-Unis, des pilotes bénévoles aident les Américaines à contourner les restrictions sur l’IVG

Mais au-delà des associations, de simples citoyens agissent aussi, à une échelle plus individuelle et souvent anonyme. Ben, professeur des écoles à l’origine, a décidé depuis 2022 de venir en aide à celles qui ne pouvaient pas se déplacer. Passionné d’aviation et basé en Oklahoma, il offre le transport, gratuitement, à des femmes pour qu’elles puissent se rendre à Wichita, où l’avortement est autorisé. Il propose un trajet complet, aller-retour, sans poser de questions. Il ne demande ni nom, ni raison. Il fixe un point de rendez-vous, et transporte ses passagères.

La plupart du temps, ce sont des femmes noires ou afro-américaines, qu’il aide. Cela se retrouve également dans l’association Fund Texas : 42 % des femmes aidées sont noires ou afro-américaines. La frontière historique de l’inégalité dans l’accès aux soins, que l’on croyait disparue, réapparaît ici avec la frontière de la race. Ben permet à ces femmes d’accéder à l’IVG en une journée. Cette solidarité existe aussi à l’échelle locale.

Photo de lori Lampriech extraite d’un article de LA DEPECHE publié le 03 /07 /2022
Dans l’article « au cœur du Midwest américain, l’Illinois, ‘sanctuaire’ pour l’avortement dans la rubrique santé

Lori Lampriech, frontalière, accompagne les femmes ayant besoin d’un avortement. À leur arrivée, elle les prend sous son aile, les guide, les protège. En raison de la migration massive vers les États où l’IVG est autorisé, Lori accompagne chaque année entre 20 000 et 30 000 patientes. Son rôle est de les garder en sécurité, de les cacher si nécessaire, pour éviter toute agression jusqu’à leur arrivée à la clinique. Bien que des murs soient construits contre les libertés des femmes, citoyens et citoyennes s’entraident pour les détruire. Anonymement ou collectivement, tous permettent aux femmes de traverser la frontière de l’IVG.


La frontière de l’avortement est invisible, et pourtant, elle a mis tant de femmes en difficulté, les empêchant d’accéder au choix et à la liberté de leur corps. Ces obstacles eux-mêmes ont permis à un peuple de s’unir et de se révolter autour de valeurs et de principes communs. Et ce, malgré les frontières qui s’érigent et qui fragmentent la population. Qu’elles soient financières, juridiques, idéologiques ou sociales, ces frontières ont dû être contournées, franchies ou brisées. C’est grâce à de multiples acteurs que les inégalités nées de ces barrières ont pu être comblées au mieux. Comme le disait Isaac Newton :

« Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts. »

Face à ces murs, la résistance s’organise. La construction des ponts, des frontières qui ne font plus coupure mais couture, commence…

FERNANDES Lison

NOZI Emilie