Les frontières dans le monde représentent un enjeu grandissant, mettant en relation deux Etats et parfois même en opposant les communautés. C’est le cas de Ceuta, une enclave espagnole de 20 km² peuplée de 83512 habitants appartenant au pays depuis le XVème siècle. Elle possède une frontière avec le Maroc d’environ 6 kilomètres. Située au sud du détroit de Gibraltar, sur la côte africaine, elle est issue d’un héritage colonial complexe. Isolée mais hautement stratégique, c’est une véritable ville frontière source de nombreuses tensions. Elle est révélatrice des tensions migratoires qui reflètent une grande partie des problématiques de l’Union Européenne. Sa courte frontière organise le voisinage entre les deux États, entre libre circulation pour des raisons économiques et fermeture pour des raisons autant sanitaires que politiques… Pourquoi cette minuscule enclave et sa frontière sont-elles un exemple de dynamiques frontalières contradictoires ?

Des tensions à propos du minuscule territoire
La particularité de cette enclave est donc bien avant tout géopolitique, car c’est l’une des deux frontières terrestres directes entre l’Afrique et l’Espagne, donc l’Union européenne, avec celle de Melilla située à 400 km au sud-est. Cette situation s’explique par un héritage historique colonial et post-colonial complexe, cette ville étant sous domination portugaise puis espagnole depuis environ 600 ans.
Pour l’Espagne, la constitution espagnole de 1978 indique que Ceuta fait partie du territoire national et Ceuta dispose du statut de ville autonome depuis 1995. Pour le Maroc, Ceuta (tout comme Melilla) est un héritage colonial dont Rabat revendique la souveraineté dès son indépendance politique en 1956 dans le cadre d’un processus de décolonisation qui met fin au protectorat français (1912/1956) d’un côté, au protectorat espagnol (1912 – 1956/1958) de l’autre. Cette frontière est source de tensions et est revendiquée. Ceuta est donc un point de fixation de tensions bilatérales génératrices de crises dans lesquelles les questions migratoires jouent souvent un rôle majeur. Dans un contexte de mondialisation, sa situation est alors hautement stratégique.

Le drapeau de Ceuta se compose de 8 triangles alternés noirs et blancs (gironné d’argent et de sable, en vocabulaire héraldique), avec un écu des armes de la ville en son centre. Ces armes sont identiques à celles du royaume du Portugal et le gironné noir et blanc fait référence à celui du drapeau de Lisbonne (en souvenir de la conquête de la ville prise par les Portugais au royaume du Maroc en 1415).
Une frontière ultra contrôlée et fermée aux flux migratoires…
Premièrement, cette petite frontière est de type «mur» car c’est une barrière physique ultra-surveillée, composée de grillage, de clôtures et de barbelés. Elle a été construite par l’Espagne à partir de 1993 avec la volonté d’empêcher les déplacements migratoires venant du Maroc. Elle est érigée à la suite d’une hausse de l’immigration, du trafic illégal comme les armes, la drogue ou la contrebande, afin également de protéger les frontières de l’Union Européenne et de les consolider face à l’immigration. De plus, la crise sanitaire du Covid-19 a contribué à refermer cette frontière et à augmenter les contrôles.
Depuis les années 1990, une politique d’externalisation du contrôle des frontières de l’Union Européenne est menée. Ceuta et sa frontière sont progressivement devenues un « hot-spot » de la politique migratoire. Les migrations à destination de l’Union Européenne sont en forte hausse et l’Espagne est le point de passage le plus fréquenté par les migrants devant la Grèce et l’Italie. On passe ainsi de 5 000 arrivées recensées en 2015 à 58 000 en 2018 dans l’Union Européenne, dont 7000 pour Ceuta et Melilla. Autre exemple, durant la nuit du 17 au 18 mai 2021 où près de 8000 migrants, dont 2700 mineurs ont traversé la frontière.
En conséquence, la frontière évolue et a tendance à se refermer depuis ces dernières années. Effectivement, les murs n’ont cessé de s’accroître en hauteur, passant de 3 à 6 mètres de hauteur par endroits. Dans les postes de surveillance résident des soldats qui sont répartis le long de la barrière. Des routes entre les clôtures permettent le passage des véhicules de surveillance de la garde civile. Le mur est complété pour améliorer le système anti-migrant. Depuis 2015, un réseau de câbles souterrains est relié à des capteurs électroniques de bruit et de mouvement, mais aussi des systèmes d’éclairage de forte puissance, des caméras vidéo de vision nocturne et infrarouge permettent une surveillance accrue. En plus de cela, des soldats patrouillent sur les plages pour éviter l’arrivée des migrants par voie maritime. Cette frontière complexe est aussi constituée d’une zone tampon, une zone inhabitée qui lui sert ainsi de zone d’équilibre.

Des sommes considérables ont été investies dans ce projet : près de 30 millions d’euros, en partie financées par l’Union Européenne. C’est une frontière que l’on peut analyser à différentes échelles, une frontière multiscalaire. C’est d’abord une frontière qui sépare le peuple marocain du peuple espagnol. Mais c’est également une frontière entre l’Union Européenne, qui est l’un des trois pôles de la triade – et qui représente l’espace Schengen – et l’Afrique avec des PMA et des pays en voie de développement. L’Espagne a connu dans les années 2000 une forte croissance économique et un faible taux de chômage alors que le Maroc est encore en voie de développement. Une rupture entre ces deux pays s’est progressivement installée d’où les migrations.
Même si cette frontière «mur» contrôle bien les passages, certains flux de migration restent incontrôlés et illégaux. Elle possède des failles. Effectivement, des migrants poussés par l’espoir de meilleures conditions d’existence en allant dans l’Union Européenne franchissent illégalement la frontière. Ils y parviennent par voies terrestres, représentant 15% des flux migratoires. En effet, ils creusent des tunnels ou « prennent d’assaut » le mur fortifié à l’aide d’échelles vétustes. Néanmoins ce n’est pas la plus importante : 85% des flux se font par voies maritimes. Les migrants utilisent par exemple des bouteilles vides pour flotter ou des radeaux de fortune car la plupart ne savent pas nager. Ils tentent l’impossible pour parvenir à changer de mode de vie. On peut faire un parallèle avec le roman de Laurent GAUDE intitulé Eldorado et publié en 2018 qui raconte l’histoire d’un jeune migrant Soleiman qui passe illégalement la frontière de Ceuta lors d’un assaut, animé par l’espoir d’une vie meilleure.
Face à ces arrivées massives, les autorités espagnoles mettent en place plusieurs centres d’accueil tels que le CETI (Centra de Estancia Temporal de Immigrantes) ou La Esperanza, centre d’accueil pour mineurs. Après examen de leur situation, une grande partie des migrants est renvoyée vers le Maroc. Ainsi en juin 2020 près de 4 000 migrants ont été renvoyés au Maroc. Ils refranchissent la frontière.
Mais c’est surtout son caractère asymétrique qui questionne, car il est plus ou moins facile selon les nationalités de la franchir. Il est d’abord plus facile d’en sortir que d’y rentrer. De plus, les portes contrôlées par les gardes refusent systématiquement l’entrée des migrants d’origine subsaharienne, alors que des Européens par exemple peuvent la passer sans difficultés. Les traversées Nord-Sud sont beaucoup plus faciles que l’inverse. C’est l’une des preuves qui montre les fortes inégalités au niveau des frontières.
Ceuta, à travers sa frontière, est donc un territoire très touché par les dynamiques migratoires à propos desquelles les autorités sont très fermées : la « forteresse » se renforce de plus en plus et la question migratoire est source de multiples tensions entre les états.

… Mais c’est aussi une frontière relativement ouverte aux flux de marchandises et d’IDE (capitaux).
On observe des liens et des connexions au-delà de ces éléments de crise ou de blocage. Ceuta se trouve dans une situation singulière qui favorise flux et mobilités. Au cours du XXème siècle, une immigration en provenance du sud de la frontière s’est peu à peu implantée dans l’enclave pour atteindre presque la moitié de la population de la ville aujourd’hui. Des accords entre le Maroc et l’Espagne ont permis de faciliter ce mouvement. Le Rif, la région nord-marocaine montagneuse est en effet longtemps resté l’une des régions les plus pauvres du Maroc et un lieu majeur de culture du cannabis et de contrebande. Cependant, de réels efforts de modernisation et d’investissements se sont déployés ces dernières décennies dans la région : nouveaux quartiers urbains Fnideq, lotissements balnéaires sur le littoral au sud-est, réseau autoroutier, grand projet portuaire Tanger Med au nord-ouest… Nous pouvons rajouter que dans le cadre d’accords spécifiques, les habitants de la province marocaine de Tétouan sont dispensés de visa ; ce qui explique qu’en réalité de nombreux Marocains se font domicilier dans ces villes et communes afin de disposer de ces avantages. Effectivement, ces provinces disposent d’un libre passage pour leurs citoyens, sur représentation de la carte nationale d’identité. C’est pourquoi les villes de Fnideq et Tétouan sont liées économiquement à cette enclave. De plus, Ceuta profite d’une situation avantageuse, se trouvant à proximité du détroit de Gibraltar ce qui fait d’elle un « chokepoint » et multipliant les échanges.
Mais c’est surtout l’Espagne qui profite de cette proximité avec l’existence d’une zone franche au sud de la ville, créée en 2004 et accueillant près de 260 entrepôts. Cela lui permet de développer un marché de produits détaxés originaires d’Europe mais aussi d’Asie. Elle abrite autant des grossistes en vêtements que des pièces détachées automobiles, des magasins de produits alimentaires que de l’ameublement… Ces produits sont ensuite revendus avec une marge dans les marchés du Nord du Maroc. C’est une zone où les entreprises peuvent s’implanter sans payer de taxes et impôts sur la richesse. C’est donc un espace très attractif économiquement, où est utilisée une main d’œuvre semi-qualifiée en provenance du Maroc qui est souvent peu chère. Les estimations disent que ce commerce ferait vivre 400 000 Marocains et générerait 2 milliards d’euros de revenus par an. L’Espagne se permet donc d’investir sur le continent africain : on parle de flux d’IDE ou capitaux. On peut parler d’un espace frontalier économique modéré.
La frontière est aussi une ressource économique incontournable pour la ville voire le seul garant de sa survie économique. À ce propos, sa fermeture au commerce décrétée du côté marocain en décembre 2019 puis totalement en mars 2020 dans un contexte de crise sanitaire liée au Covid-19 a eu un effet dévastateur pour l’économie locale. Cela a aussi eu pour effet de raviver les tensions sociales. La fermeture des frontières s’était ensuite prolongée en raison du conflit sur le Sahara occidental, un conflit aux hautes tensions. La frontière avait finalement rouvert en mai 2022, après l’abandon par Madrid de sa position de neutralité sur ce sujet, et le soutien affiché au projet marocain d’autonomie pour le Sahara occidental. Cette frontière est le reflet des relations entre Espagne et Maroc
Bien que des rivalités et de fortes tensions existent entre les deux blocs, Ceuta est un espace aux multiples échanges économiques. En effet, avant la crise du Covid, des dizaines de milliers de femmes transportaient chaque jour des marchandises sur leur dos entre les deux territoires au travers du poste frontière de Tarajal II, seul point de passage reliant les deux opposés. Les marchandises deviennent des « produits de contrebande » du fait de l’absence de contrôle côté marocain ; ce vide juridique alimentant ainsi une rente économique frontalière majeure pour de nombreux habitants. La police estime de 30 000 à 40 000 le nombre de passages quotidiens.
La frontière entre les deux enclaves est fermée depuis le 13 mars 2020. De nombreux Marocains restent alors dans l’enclave de peur de perdre leur travail. Des solutions d’hébergement en plus des centres existants déjà saturées doivent être trouvées. En juin, un entrepôt de la zone de Tarajal, à l’écart des habitations, est spécialement aménagé, dans la zone même où les populations travaillaient. Cette fermeture coïncide avec une volonté politique des deux pays qui souhaitent mettre fin à ce commerce, notamment le Maroc suite à plusieurs accidents liés à des mouvements de foule parmi les porteurs de marchandises.
Ceuta se trouve donc à la confluence de dynamiques migratoires, géopolitiques et économiques qui se cristallisent dans un espace réduit et hautement scruté, notamment par l’Union Européenne. La pandémie du Covid et les évolutions des relations avec le Maroc agissent comme des éléments perturbateurs dans une zone sous tension. Enfin, sa variabilité en termes de passage de migrants, de flux économiques et son évolution dans le temps rendent cette frontière autant originale que complexe.
Table des illustrations:
Support de carte : Google Maps
Drapeau : https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/
Bibliographie :
Ceuta – wikipédia.org
Fabien Vergez – Espagne/Maroc, Ceuta : une enclave entre enjeux géostratégiques, tensions migratoires et zone grise économique – CNES
Rédacteur TV Monde (Janvier 2025) – Espagne et Maroc sur la voie de la reprise des échanges commerciaux à Ceuta et Melilla – TV5 Monde
Alexandre Aublanc (Septembre 2024) – L’enclave espagnole de Ceuta sous la pression de migrants marocains souhaitant rejoindre l’Europe – Le Monde
Données statistiques sur la ville de Ceuta – countryeconomy.com
F. Verguez (Mai 2022) – Ceuta : une enclave espagnole face a Maroc – revue Carto n°71 – page 76.
Alicia Fernández García (Mars 2025) – Enjeux économiques et défis sociaux à la frontière hispano-marocaine de Ceuta -openedition.org